« Voici la salle de contrôle. Elle est obscure. Sa seule source de luminosité est un mur de six écrans devant lequel trône l'administrateur. Patiemment, il observe. Un des écrans retransmet en direct ce qui se passe dans l'arrière-cour du bâtiment, le lieu où se réunissent habituellement la plupart des membres du club. En cet instant, l'on pouvait contempler Kyslegion allongé sur un transat, les doigts de pied en éventail, en train de feuilleter un essai d'Otto Weininger. Chemise à la Tommy Vercetti, lunettes de soleil relevées sur le front et cocktail orangé en main, il semblait absorbé par sa lecture, faisant fi des quolibets d'Exterkate et de Rascal, assis au bord de la piscine, tenant tous deux un langage à peu près incompréhensible pour le commun des mortels sauf quand il s'agissait de moquer Kyslegion. Il était 21h, tout semblait normal dans le manoir : sur un autre écran, l'administrateur pouvait regarder dorloth dans la cuisine, qui sirotait un apéritif en discutant d'immobilier avec Rockman, lui-même en train de préparer du poulet frit ; une autre caméra donnant sur une salle de jeux permettait de surveiller Guinea Pig, qui pouvait déraper à tout moment à cause de ses hormones. Pour le moment, il jouait aux Lego avec Mélos, Kinnie May, luce et Green.
Dans la salle de bain se trouvait Niet, qui s'entraînait à discourir devant un miroir, probablement pour gagner des points de charisme comme dans « les Sims » ; dans le salon, Chase et Shepard squattaient les canapés en buvant des bières et en jouant aux jeux vidéos. De temps en temps, lorsqu'une canette était vide, Chase se retournait et visait Rockman pour la lui lancer, car il était plutôt désappointé que ce dernier n'ai jamais voulu donner son prénom. Dans certaines pièces au premier étage, on pouvait examiner, pêle-mêle, Luna qui faisait du piano ; Abra recroquevillée près d'une fenêtre et jouant à Pokemon ; Apocalypse dans une pièce remplie de chats dont elle ne laissait personne approcher. Il y avait aussi du monde au premier sous-sol, dans des cellules aux portes blindées : CRAZYMONKEY se masturbant toute la journée dans une chambre d'adolescent remplie de mouchoirs usagés ; GBat qui, attifé comme Jean-Jacques Rousseau, soliloquait toute la journée et tentait de retenir Rex lorsque ce dernier descendait pour lui apporter son repas du soir ; Reznor, que l'on entendait parfois grogner ou éructer une bardée d'insultes (un « vos gueules !! » de temps à autres), le tout accompagné de bruits de papiers froissés et de meubles que l'on cogne. Il y en avait beaucoup à cet étage ; ils bénéficiaient parfois de permissions et se rendaient alors au rez-de-chaussée pour converser quelques instants avec les autres. Seule une cellule, tout au fond, près du bureau de Rex, n'avait pas été ouverte depuis plusieurs années.
Au second sous-sol se trouvait la salle de contrôle, où Phaedren siégeait. Il rendait parfois visite aux membres, souvent dans la nuit si quelques vaillants étaient encore debout. Personne ne savait pourquoi, mais il semblait toujours sortir de nulle part, s'insérant dans la conversation comme si il était là depuis le départ ; il arrivait souvent que cela se produise lorsque la discussion s'orientait vers une thématique sexuelle.
Il existait des rumeurs concernant un troisième sous-sol : la plupart des membres pensaient qu'un tube de cryogénisation contenant Zogarok s'y trouvait. La légende dit qu'il s'y serait volontairement enfermé, programmant une date de réveil au hasard en marmonnant quelques choses à propos des « truies » qui peuplent le monde. Phaedren était au courant mais faisait toujours mine de n'en avoir pas eu vent ; il savait pourtant que c'était vrai, ignorant toutefois comment tout ceci avait fuité et, plus surprenant encore, comment ce fait était devenu un mythe aux yeux des occupants du manoir. Zogarok dormait effectivement, au troisième sous-sol. Evidemment, seul Phaedren pouvait s'y rendre, ainsi qu'au second sous-sol. En ce qui concerne d'ailleurs ce dernier, tout le monde lui posait des questions. Pourquoi ne dormait-il pas au rez-de-chaussée ou à l'étage comme la plupart des membres ? Il répondait qu'il ne savait pas vraiment pourquoi Olivier Berruyer lui avait attribuée une chambre au sous-sol en quittant le manoir, lui remettant par là ses fonctions d'opérateur en chef. Certains membres ricanaient de cette réponse, et l'administrateur en riait volontiers aussi, sachant que de toute façon ce mystère n'occupait jamais bien longtemps l'esprit de ses interlocuteurs.
Il était à présent 1h du matin. Phaedren, enlevant ses écouteurs, décida de quitter son siège pour monter dans le salon. En plus, ce soir, les aliénés étaient de sortie ; c'était permission pour tous. Il grimpa donc pour retrouver tout ce petit monde. Il fût surpris de trouver deux petits nouveaux, qu'il n'avait pas vu entrer : Necto et Aid3n, qui discutaient déjà de la « légende ». Ils semblaient concentrés, retirés tout deux dans un coin du jardin.
« Plus tard, je sera roi de l'Amérique » grommela Velmao, que personne n'avait écouté durant la soirée et qui semblait déjà passablement ivre, se roulant aux pieds d'Auruo en roucoulant avant d'ajouter : « Comme Reagan ! ». Auruo, embarrassé par Velmao, tentait tout de même de se donner une contenance en essayant de draguer YlangYlang.
Quelques inconnus déambulaient par-ci par-là pour demander aux membres de répondre à des questionnaires ou des sondages pour leurs études – ce genre de personnes poussaient toujours en Septembre tels des champignons, et personne ne savait comment ils se retrouvaient là. En général en quelques jours ils se flétrissaient, disparaissaient ; personne ne prêtant suffisamment attention à eux pour qu'ils puissent survivre dans ce milieu hostile. D'ailleurs eux-mêmes ne semblaient pas très intéressés.
Soudain on entendit une sorte d'explosion. Celle-ci avait l'air de venir du premier sous-sol.
« C'est rien, ça doit être un INFP qui se suicide », dit Kyslegion. Tout le monde sembla acquiescer et s'en retourna à de petites conciliabules. Phaedren nota cependant qu'on ne voyait plus Reznor dans le salon, ni dans le jardin ; quant au premier étage, toutes ses occupantes étaient descendues et ce dernier était fermé à clé. Il balaya à nouveau la pièce du regard, puis sortit pour vérifier : Necto et Aid3n avaient disparu également. Pour en avoir le cœur net, il décida de se rendre au sous-sol, enjambant les corps de Mysticeti et Sanka94 qui s'étaient mis à rouler comme leur compère Velmao, puis, en se dirigeant vers l'escalier, tomba nez à nez avec Le Chat.
« Tu veux du shit ? »
Phaedren ne répondit rien, le bouscula un peu puis descendit. Dans le couloir, entre les cellules, il trouva Reznor, avec d'énormes cernes sous les yeux et un mégot de cigarettes pendant à ses lèvres, et Rex a côté de lui, qui semblait terrifié.
« J'étais parti me recoucher, j'ai demandé à Rex de m'accompagner pour qu'il referme ma cellule derrière moi, puis il est parti et je me suis endormi. Et d'un coup j'ai entendu deux connards courir vers l'escalier en rigolant, puis cette explosion, puis à nouveaux deux connards qui courent avec l'air surexcité, puis plus rien. Rex n'arrive plus à parler mais apparemment il les a vus, je sais pas si ils l'ont menacés ou quoi mais en tout cas son bureau est a été renversé », expliqua Reznor. Ce dernier s'écarta ; Phaedren vit effectivement que le bureau de Rex, entre les deux dernières cellules, était fracturé. Une ribambelle de documents jonchait le sol. Mais ce qui le frappa surtout c'était que la porte blindée d'une de ces deux cellules était ouverte ; les bords de la serrure semblaient noircis, et en s'approchant il vit un trou béant à la place du mécanisme. Cette casemate, qui était mitoyenne à celle de Gbat, était autrefois celle de Solasido, qui prétendait garder un secret et qui s'était un jour envolé on ne sait comment ; c'était bien plus surprenant qu'un Zogarok cryogénisé, mais bizarrement tout le monde s'en foutait. Phaedren lui savait très bien à quoi Solasido faisait référence. Il entra, avec Rex et Reznor à sa suite, et ce qu'il craignait s'était effectivement produit.
Le dispositif, théoriquement connu de lui seul et lui ayant été révélé par Solasido lors d'une visite de courtoisie, avait été actionné : en tirant sur l'une des lampes murales, une partie du mur attenant glissait et révélait un couloir caverneux, empli de stalactites et de stalagmites. Au fond de ce dernier, une trappe menant au troisième sous-sol.
« Bien, dit Phaedren. Maintenant que vous l'avez vu, vous n'avez qu'à venir avec moi. Je vais tout de même prendre soin de verrouiller la porte en haut de l'escalier, là-bas, nous éviterons les curieux.
- Y en a déjà un », répondit Reznor, qui était ressorti et regardait à présent à l'autre bout du couloir.
C'était Kyslegion.
« Je suis allé voir Le Chat et il m'a dit que tu étais là, dit-il à Phaedren. Tu lui as acheté du shit ?
- Non, répondit l'administrateur.
- Ben pourquoi ? »
Phaedren ignora la question et entra de nouveau dans la cellule. Il sembla hésiter ; puis ressortit et lança une clé à Kyslegion, qui ne la rattrapa absolument pas à cause de son alcoolémie. La clé percuta le milieu de son front ; il ne broncha pas et se mit à rire comme un porteur de trisomie 21.
« Va donc fermer la porte là-haut. Il va se passer quelque chose et tu vas y assister. Nous aurons besoin de ton aide. »
Kyslegion, qui ne ricanait plus après cet énoncé, s'exécuta. En montant les marches, il marmonna.
« Putain de chinois, tu crois que je peux pas être administrateur moi ? Hein ? Je vais te montrer. Attends voir. Tu vas voir qui c'est le larbin. J'ai un plan, moi. Et un bon.»
Arrivé en haut des marches, Kyslegion entrouvrit la porte pour regarder le salon. Par la baie vitrée on apercevait un petit groupe qui s'était formé dans le jardin ; tous regardaient l'abbé Titiwilly, debout sur la table avec un chapelet dans une main et une bible dans l'autre, les bras levés, psalmodiant malgré les moqueries et les piques. Ce dernier montrait toutefois des signes d'irritation, et finit par descendre en relevant ses manches pour débuter une joute verbale assez musclée avec Rockman. Le Chat était toujours posté devant la porte du sous-sol, et Kyslegion ne résista pas à l'envie de lui flanquer un coup de pied dans les fesses avant de refermer précipitamment la porte, et de la verrouiller à double-tour. Puis il redescendit en sifflotant un air de vaporwave et rendit la clé à Phaedren avec un sourire onctueux.
Nos quatre protagonistes descendirent donc par la trappe, sous laquelle se trouvait une échelle au bout de laquelle on ne pouvait rien apercevoir. Une fois en bas, Phaedren fit quelques pas en s'éclairant à l'aide d'une petite lampe torche, puis s'arrêta net et fit signe aux trois autres de faire de même.
Quelques mètres plus loin on distinguait un faible rai de lumière de quelques centimètres, au sol : la pièce où se trouvait Zogarok était éclairée. On entendait quelqu'un gémir au bout.
« C'est moi ou c'est obscène ce que j'entends là ? » fit Rex.
Effectivement on entendait des fesses claquer et quelques phrases volèrent, magnifiquement :
« Ah ! Oui ! Ah !! Saupoudre-moi de ta pertinence !!
- C'est qui l'Übermensch ici ? Hein ?
- C'est toi ! C'est toaaaaaah !.. Ah !
- C'est bien ma grosse ! Maintenant tourne-toi. ».
Phaedren, qui s'empêchait difficilement de rire aux éclats, à l'instar de ses compagnons d'aventure, leur fit signe de s'approcher discrètement. Une fois près de la porte, il l'ouvrit d'un coup de latte, violemment : et c'est ainsi qu'ils surprirent Aid3n, tout en jarretières, et Necto, tout en dentelles, en train de s'enfiler devant le tube de cryogénisation de Zogarok. Et plus surprenant encore : par la vitre du tube on pouvait voir Zogarok, les yeux grands ouverts, la mine passablement outrée, semblant fixer du regard les deux bonobos sans pouvoir faire quoi que ce soit pour les arrêter.
Comment leurs ébats avaient-ils pu le réveiller ? A l'heure actuelle le débat est toujours ouvert. Il est évident que les deux petits génies, si heureux de leur trouvaille et de leur intelligence, n'avaient pu faire autrement que de se sauter dessus pour célébrer les places que l'élite des rationnels allait leur attribuer après cette découverte. Ils étaient devenus immortels dans la petite histoire du manoir ; seulement, pas comme ils l'auraient voulu. »
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Jeu 22 Sep 2016, 22:04
